La poutre

21 décembre 1947. Deux hommes marchent côte à côte dans les rues de Sieberg, une petite ville allemande non loin de Cologne. Il fait froid. La neige tombe de façon clairsemée. Les deux hommes ne se ressemblent ni dans leur physique ni dans leur allure. Sigmund Erlich est un grand blond d’une trentaine d’années, au sourire intelligent et aux traits harmonieux.

C’est une forte personnalité, ce Sigmund Erlich… À trente-deux ans, il a été élu bourgmestre de Sieberg. L’opposition résolue qu’il a manifestée au nazisme, et qui l’a envoyé dans les camps, fait de lui un personnage irréprochable sur le plan politique. On le dit même promis au plus brillant avenir. Ce qui ne l’empêche pas de goûter pleinement aux plaisirs de la vie. Resté célibataire, Sigmund Erlich a une réputation tout à fait justifiée de don Juan. Bref, tout lui réussit sur le plan public et privé.

Avec Karl Stenheim, le contraste est total. Karl Stenheim, sous-chef du service ravitaillement à la mairie, n’a que trente-cinq ans, mais il paraît bien dix ans de plus que son supérieur. C’est le type même de l’homme qu’on oublie tout de suite après l’avoir vu. Il s’avance, un peu voûté, tenant sa serviette serrée sous son bras. Il porte de petites lunettes. Ses cheveux châtains, séparés par une raie au milieu du crâne, sont soigneusement peignés. Il parle d’une voix déférente.

— C’est un grand honneur pour moi, monsieur Erlich !

Sigmund Erlich l’interrompt d’un geste agacé.

— Laissez les politesses tranquilles, Stenheim. Je voulais vous parler personnellement. Au bureau, on ne sait jamais. Il y a toujours des oreilles qui traînent…

Karl Stenheim a l’air brusquement inquiet.

— Il y a quelque chose qui ne va pas dans mon travail ?

— Mais non, mais non ! Vous faites très bien votre travail, au contraire et, si vous avez un défaut, c’est de manquer de confiance en vous. Regardez-vous, Stenheim ! Vous êtes tout voûté, vous avez le regard fuyant. Vous êtes bourré de complexes. Et vous avez tort : moi, j’ai confiance en vous !

Karl Stenheim fixe le bourgmestre avec incrédulité. Il a toujours admiré ce personnage qui possède tous les dons. Il se figurait tout naturellement qu’il le méprisait, ou, même pas : qu’il l’ignorait…

Les deux hommes sont arrivés devant une rue déserte qui longe le cimetière. La neige s’est mise à tomber plus fort. Karl Stenheim sort son mouchoir pour essuyer ses lunettes… Il y a un bruit d’explosion et il reçoit sur lui les quatre-vingts kilos de son chef. Karl Stenheim remet ses lunettes et pousse un cri : Sigmund Erlich, qui s’est effondré dans ses bras, est mort ! Son sang dégouline d’un trou au milieu du front.

Karl Stenheim repousse le corps en hurlant et s’enfuit à toutes jambes. Il ne comprend rien, sinon que sa vie est en danger. Il s’attend à entendre siffler les balles autour de lui. Mais rien de tel ne se passe. Il s’arrête quelques centaines de mètres plus loin, hors d’haleine. C’est alors qu’une autre idée affreuse lui vient : c’est lui qu’on va soupçonner du meurtre… Que faire ? Ne rien dire à personne. C’est la seule solution. Même à sa femme !

Comme un automate, Karl Stenheim arrive chez lui. Dès qu’il entre, sa femme, Eva, lui demande :

— Alors, chéri, que t’a dit le bourgmestre ?

Eva Stenheim a vingt-trois ans. Elle est incontestablement une beauté : grande, blonde, les yeux bleus, bien faite, elle attire tout autant les regards que son mari passe inaperçu.

— Je… Je ne l’ai pas vu.

— Pourtant, tu m’as dit à midi qu’il devait te raccompagner ce soir !

Karl Stenheim s’apprête à répliquer, mais ses yeux tombent sur son pardessus. Une large tache de sang s’étale sur le côté droit. Eva Stenheim l’a vue en même temps.

— Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?

Karl traverse rapidement l’appartement, il se rend dans la salle de bains et commence à brosser son manteau à grande eau.

— Si, j’ai vu le bourgmestre ! Mais il ne faut rien dire à personne. Tu comprends, Eva ? À personne !

Eva Stenheim pâlit, tandis que son mari s’escrime sur la tache de sang.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je te dirai tout à l’heure… Va coucher le petit.

La silhouette blonde du petit Leopold, cinq ans, s’encadre dans la porte de la salle de bains. Madame Stenheim le prend par la main et disparaît avec lui. Une minute s’est à peine écoulée que la sonnette se met à carillonner. Karl sent son cœur s’arrêter. Des coups redoublés sont frappés à la porte.

— Police ! Ouvrez !…

L’instant d’après, le commissaire Hans Wagner est devant le couple.

— Veuillez me suivre, monsieur Stenheim. J’ai quelques questions à vous poser à propos du meurtre de Sigmund Elrich.

Eva Stenheim pousse un cri. Karl Stenheim balbutie :

— Un meurtre ? C’est incroyable ! C’est affreux !

Le commissaire Wagner parcourt l’appartement.

— Ne vous fatiguez pas, monsieur Stenheim, des témoins vous ont vu quitter la mairie en compagnie du bourgmestre et un autre vous a aperçu en train de courir dans la rue du cimetière. Alors je suis sûr que vous avez des tas de choses intéressantes à me dire…

Hans Wagner revient de la salle de bains en tenant le manteau.

— Tenez ! Prenez votre pardessus, monsieur Stenheim. Oui, votre pardessus que vous étiez en train de laver ! Il neige, dehors. Vous risqueriez d’attraper froid…

 

Karl Stenheim semble plus insignifiant que jamais dans le bureau du commissaire Wagner. Après avoir tenté pendant quelques minutes de nier la vérité, il vient d’avouer ce qui s’est passé. Il est là, sur sa chaise, la tête baissée, regardant ses pieds à travers ses petites lunettes. Le commissaire a un léger sourire.

— Je préfère cela, monsieur Stenheim ! De toute manière, nous l’aurions su. Vous savez, le sang ne s’en va pas comme cela. Quand le laboratoire examinera votre pardessus au microscope, il en trouvera bien assez pour déterminer le groupe. Évidemment, il est fâcheux que vous ayez commencé par mentir… Très fâcheux !

Karl Stenheim relève la tête. Il est plus désemparé que jamais.

— J’étais paniqué. Je ne voulais pas qu’on m’accuse. J’ai été stupide !

— C’est incontestable. Admettons votre version. Ce n’est donc pas vous qui avez demandé au bourgmestre de vous accompagner, c’est lui qui vous a fait cette proposition. Et, d’après vous, il avait des choses importantes à vous dire ?

— Oui, et je suis sûr que c’est pour cela qu’on l’a tué.

Le commissaire Wagner affiche une moue dubitative… Karl Stenheim s’anime pour la première fois.

— Mais enfin, pourquoi l’aurais-je tué ? C’est absurde ! Je n’avais aucune raison, aucun mobile.

— Si, vous aviez un mobile, monsieur Stenheim.

— Quoi !

— Un mobile pas très original, mais très valable : la jalousie.

L’employé de mairie reste la bouche ouverte pendant quelques instants.

— La jalousie ?…

— Sigmund Erlich était l’amant de votre femme. Tout Sieberg le savait. Moi-même j’étais au courant et, pourtant, les policiers sont les derniers à savoir ce genre de chose.

Karl Stenheim a l’impression que tout s’écroule autour de lui. Il avait placé Eva sur un piédestal… Bien sûr, il savait qu’elle lui était supérieure dans tous les domaines et que c’était une chance inouïe de l’avoir épousée, tout simplement parce qu’elle s’était retrouvée enceinte de lui à dix-huit ans. Eva avait mené depuis une vie très indépendante. Lui, ne voulait pas savoir. Il fermait les yeux. Maintenant, il sait, et la trahison de sa femme est doublement atroce car elle signifie en même temps sa propre perte. Maintenant, plus personne ne le croira…

 

La suite de l’enquête ne fait que confondre davantage le malheureux Stenheim. La fouille au domicile du bourgmestre confirme qu’il a bien été l’amant d’Eva Stenheim. Sigmund Erlich notait soigneusement ses nombreuses aventures sur de petits carnets. Sa liaison avec Eva avait été particulièrement passionnée. Elle était terminée depuis six mois environ, mais cela ne change rien.

C’est pourtant la perquisition au domicile de Karl Stenheim qui est la plus grave pour lui. Il avait, en effet, dans son bureau, un revolver, qu’il gardait depuis la guerre. Or l’arme a disparu…

On comprend dans ces conditions que, lorsque le procès de Karl Stenheim s’ouvre devant les assises de Cologne, fin décembre 1948, tout semble joué d’avance. C’est l’avis du public ; c’est même l’avis de l’avocat commis d’office, qui a vainement tenté de convaincre son client de plaider coupable.

Les débats sont expédiés rapidement. Les témoins se succèdent, précis, accablants. L’avocat, qui ne croit pas à la cause qu’il défend, n’essaie même pas d’intervenir. Karl proteste comme il peut, mais personne ne croit à son histoire de mystérieux tireur embusqué dans le cimetière et de révélations tout aussi mystérieuses que voulait lui faire le bourgmestre.

Pourtant, il y a un témoignage qui tranche sur les autres :

C’est celui d’Eva Stenheim. Elle est pathétique, bouleversante.

— C’est moi qui suis responsable de tout, monsieur le juge ! Oui, j’ai trompé Karl avec Sigmund, mais je ne pensais pas que cela se terminerait par un drame. Je vous demande d’avoir pitié de mon mari. Il n’a agi que par amour…

C’est sans doute grâce à Eva que Karl Stenheim n’est condamné qu’à vingt ans de réclusion. Les jurés lui ont accordé les circonstances atténuantes, considérant qu’il s’agissait d’un crime passionnel. Dans le public, l’avis unanime est qu’il doit une fière chandelle à sa femme.

 

Le lendemain même du procès, Eva Stenheim parle à son fils Leopold, qui vient de rentrer de chez ses grands-parents. Pendant un an, en effet, elle a voulu écarter l’enfant afin qu’il ne soit au courant de rien.

— Eh bien, voilà, mon chéri : papa est parti. Il nous a quittés tous les deux pour aller en Amérique.

Eva laisse passer les larmes de son fils. Le plus difficile reste à dire.

— Comme je ne peux pas rester toute seule, j’ai décidé de me marier avec un gentil monsieur : monsieur Kandel. Tu sais, le pharmacien… Et puis, on ne va plus habiter ici. On va aller à Cologne. Monsieur Kandel a acheté là-bas une grande pharmacie et une grande maison pour nous. Toi, tu vas aller à l’école. Tu auras un bel uniforme avec des boutons…

Eva Stenheim vient, en effet, d’entamer une procédure de divorce. Quoi d’étonnant ? Ce n’est pas le genre de femme à rester seule. Son choix s’est porté sur Rainer Kandel, cinquante ans, la plus grosse fortune de Sieberg. Mais elle a le souci de préserver avant tout Leopold. C’est pour cela que Rainer et elle ont décidé de s’installer à Cologne et de le placer dans un pensionnat. À Sieberg, Leopold aurait tout de suite appris la vérité par ses camarades de classe. Et il ne faut à aucun prix que Leopold apprenne la vérité.

 

Septembre 1957. Neuf ans ont passé depuis la condamnation de Karl Stenheim pour le meurtre de Sigmund Erlich, bourgmestre de Sieberg…

Au 18 de la Beethovenstrasse, à Sieberg, monsieur et madame Schneider, un couple de jeunes mariés, discutent des transformations à faire dans le coquet appartement qu’ils viennent d’acquérir. Madame Schneider désigne le plafond de la pièce principale.

— Il faudra enlever cette poutre. J’ai horreur des poutres !

Son mari n’est pas de cet avis.

— Une poutre, cela ne s’enlève pas. Ça tient le bâtiment.

Pour le lui prouver, monsieur Schneider monte sur un escabeau.

— Tu vas voir : c’est du solide !

Il cogne contre le bois et s’arrête, surpris.

— C’est curieux, ça sonne creux ! On dirait que le panneau peut s’enlever… Mais oui !

Monsieur Schneider retire une partie de la poutre, de cinquante centimètres environ.

— Il y a des choses à l’intérieur… Des papiers.

Monsieur Schneider, juché sur son escabeau, commence à lire :

— C’est daté de décembre 1947 et c’est écrit sur du papier à en-tête de la mairie : « Éléments du dossier contre Rainer Kandel. Marché noir, contrebande de cigarettes, réseau de fuite d’anciens nazis en Amérique du Sud. »

Madame Schneider est tout excitée.

— Tu te rappelles ce que nous a dit la concierge ? C’est ici qu’habitait le bourgmestre de Sieberg quand il a été assassiné.

Le mari redescend de l’escabeau.

— Je crois qu’il faut porter tout cela à la police…

 

Dans le parc du collège Goethe à Cologne, un jeune homme de quinze ans, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, vêtu de l’uniforme réglementaire noir à boutons dorés, voit venir vers lui l’un de ses camarades tenant un journal.

— Stenheim, tu m’as bien dit que tu étais de Sieberg ?

— Oui, pourquoi ?

— Écoute… Je ne sais pas si je devrais, mais lis ça.

Intrigué, Leopold prend le journal. Sous le titre : « DU NOUVEAU DANS L’AFFAIRE STEINHEIM, le journaliste a écrit : « Certains se souviennent peut-être qu’il y a neuf ans Karl Stenheim a été condamné à vingt ans de prison pour le meurtre de Sigmund Erlich, le bourgmestre de Sieberg. »

Leopold devient pâle comme un linge. L’Amérique… C’était donc un mensonge ! Cela fait dix ans qu’on lui ment depuis qu’un jour, sans raison, on l’a envoyé chez ses grands-parents.

Leopold Stenheim reprend sa lecture, et son camarade le voit blêmir encore davantage.

« On se souvient peut-être également qu’à l’époque Karl Stenheim avait prétendu qu’au moment où il a été assassiné Sigmund Erlich allait lui faire d’importantes révélations. Or on vient de retrouver dans l’appartement du bourgmestre, un dossier accusant monsieur Rainer Kandel de divers trafics. Il est à noter que monsieur Kandel a épousé, peu après le procès, la propre femme de Karl Stenheim. Monsieur et madame Kandel seront entendus cet après-midi à quinze heures par Hans Wagner, commissaire de Sieberg. »

Les yeux bleus de Leopold deviennent vagues. Sa mère, son beau-père, qu’il a toujours instinctivement détesté…

La rage lui colore subitement les joues. Il essaie de mettre de l’ordre dans le flot de pensées qui se bousculent et la vérité lui apparaît peu à peu… Ce n’est pas pour le préserver que sa mère l’a éloigné, c’est pour l’empêcher de dire quelque chose qu’il sait. Quelque chose de capital ! Il s’adresse à son camarade :

— Prête-moi ton vélo…

— Tu ne vas pas faire le mur ?

— Il est midi : j’ai le temps d’arriver. Prête-moi ton vélo !

 

Le commissaire Hans Wagner n’a pas la tâche facile, en face de monsieur et madame Kandel. Le pharmacien n’est pas n’importe qui et il le prend de haut.

— Qu’est-ce que signifie cette histoire ? Cela ne tient pas debout ! Sigmund Erlich me soupçonnait de marché noir et de je ne sais quoi encore ? Il n’y a aucune preuve là-dedans ! À supposer que ce ne soient pas tout bonnement des faux ! Je porterai plainte pour diffamation.

Eva Kandel, de son côté, est bouleversée.

— Quand je pense à tout ce que j’ai fait pour mon mari ! Quand je pense que j’ai témoigné en sa faveur au tribunal !…

Dans le couloir, il y a des bruits de dispute, des cris. La porte s’ouvre avec violence et Leopold Stenheim fait irruption. Le planton s’excuse.

— Je n’ai pas pu l’empêcher, monsieur le commissaire…

Eva et Rainer Kandel restent pétrifiés sur leur siège. Le commissaire fait signe au planton de se retirer. Il y a un moment de silence et le jeune Leopold, raide dans son uniforme, parle.

— Je suis venu vous dénoncer deux assassins, monsieur le commissaire : l’homme et la femme que vous avez en face de vous !

Eva pousse un cri.

— Leopold !

Le jeune homme ne tourne pas les yeux en direction de sa mère. Il fixe toujours le commissaire.

— Dans l’après-midi du meurtre, j’ai vu ma mère prendre le revolver qui se trouvait dans le bureau de mon père. Elle m’a aperçu. Elle a semblé très embarrassée. Elle m’a dit qu’elle avait peur que j’y touche et qu’elle allait le cacher ailleurs. Mais, un peu plus tard, je l’ai vue qui sortait. Elle allait donner l’arme du crime à son amant Rainer Kandel…

Leopold Stenheim s’arrête un instant. Le silence est toujours total. Il conclut :

— Bien sûr, cette scène m’a longtemps intrigué. Mais comme j’ignorais tout, je ne pouvais savoir la signification qu’elle avait. Maintenant, j’ai compris. Kandel et ma mère ont bien combiné leur coup : ils se débarrassaient à la fois du bourgmestre qui avait découvert le trafic et du mari gênant.

 

Le jour même, le couple Kandel a été arrêté. Une semaine plus tard, Karl Stenheim sortait de prison et, six mois après, le tribunal de Cologne prononçait son acquittement, en même temps qu’il condamnait Eva et Rainer Kandel à dix et à vingt ans de prison.

La plus grande surprise de Karl Stenheim a été de retrouver, dans l’enfant qu’il avait quitté, un homme. Il n’y avait pourtant pas lieu de s’en étonner. S’il est vrai que les épreuves font mûrir, Leopold Stenheim avait eu largement de quoi devenir adulte.